Le Stabat Mater d’Anton Dvorak : la douleur transfigurée par la musique

 

Les origines du Stabat Mater

Le Stabat Mater est un texte qui a inspiré d’innombrables compositeurs. De Josquin des Prés, Palestrina à Arvo  Part et Philippe Hersant en passant par Pergolèse, Vivaldi, Haydn , Rossini,  Schubert, Penderecki, Poulenc pour n’en citer que quelques-uns parmi les plus connus. Selon un site [1] fondé par un mélomane néerlandais, Hans, qui a collectionné les enregistrements de Stabat Mater et en possédait 211, on compterait plus de 600 musiciens qui ont composé sur ce texte.
Le Stabat Mater [2] n’est pas directement issu des Ecritures mais est une séquence composée au treizième siècle en forme de poème latin. Ce texte a été attribué à différents auteurs : au pape Innocent III (1160-1216) ou au franciscain italien Jacopone da Todi (1228-1306 [3]) le plus souvent cité, ou encore à saint Bonaventure (mort en 1274). Certaines sources mentionnent aussi les papes Grégoire et Jean XII ou Bernard de Clairvaux (mort en 1135). Elle fait partie de la liturgie des heures de la fête de Notre-Dame des Douleurs (15 septembre) ...

 


La mère, debout près de la croix

Formellement le Stabat Mater comprend vingt strophes de trois vers qui évoquent principalement la douleur de Marie qui assiste au supplice infligé à son fils Jésus.
Que l’on soit croyant ou non, ce drame est une horreur, la mort sur la croix,  et une ignominie, puisque ce supplice est  le pire, réservé par les romains aux esclaves. Le Stabat, décrit la douleur de la mère impuissante à consoler le fils souffrant, démunie face à son agonie.  Mais elle est « debout » la mère, pas agenouillée, ni assise (comme sont représentées les pieta portant sur leurs genoux le corps mort du Christ) ni effondrée. Debout elle, aussi, endure l’effroyable douleur (dolorosa), dans les larmes (lacrimosa)

S’il existe un mot pour désigner l’enfant qui perd ses parents, il n’en existe pas pour parler de la mère ou du père marqué par la perte d’enfant. A deux reprises, Anton Dvorak a vécu cette douleur « qui n’a pas de nom »[4] puisque il a lui-même perdu deux enfants. Le Stabat Mater écrit en 1876 dans une première version avec piano en sept parties, fut complété par Dvorak après la mort de ses deux enfants coup sur coup en 1877.

Le texte du Stabat commence par la contemplation de la douleur qui transperce le cœur de Marie, la mère, face à la déréliction de son fils. Le texte passe ensuite de la méditation à la prière d’association mystique du croyant qui demande à ressentir dans son être même les douleurs de la passion et de la mort du Christ. C’est en particulier le cas du  Fac ut portem Christi mortem…et du Fac me vere tecum flere. Le désir du croyant de revivre et de partager les douleurs de la passion avec la mère de Jésus, lui ouvre le salut et les portes du paradis (Quando corpus morietur…)


Pour rendre justice à la composition de Dvorak, le mieux est de donner la parole à la musicologue Marianne Frippiat [5] :

L’immense premier mouvement constitue un univers à lui seul, avec une vaste introduction orchestrale. Aussitôt après les fa dièses liminaires, un motif chromatique plaintif, descendant, évoque l’affliction de Marie. La symbolique se poursuit avec une vaste ascension mélodique apte à  évoquer un chemin de croix. Le moment de la mort du Christ « dum emisit spiritum » est souligné à la fin du « Quis est
homo » (II) par un récitatif recto tono des solistes, accompagné des trombones.
Dans le plan d’ensemble du Stabat Mater, les tableaux décrivant la Mère de douleur – les deux premières parties et la dernière – sont associés par Dvorak à un mètre ternaire, un rien dansant, qui produit un balancement cyclique, doux et enivrant comme l’écoulement des larmes. Les autres parties, axées sur la prière que le chrétien adresse à la Mère de Dieu, sont dans un mètre binaire, avec un rythme plus franc : la rupture est nette avec « Eia mater » (III), sorte de mise au tombeau adoptant le pas résolu d’une marche.
Si le tempo reste andante dans l’ensemble, Dvorak évite la monotonie en variant l’écriture et en sollicitant de façon contrastée les solistes et le choeur. Ainsi, « Fac, ut ardeat cor meum » (IV) fait alterner un récitatif et aria de basse avec un choeur féminin céleste, soutenu par l’orgue. L’expression subjective tourmentée, d’une passion quasi wagnérienne, et le désespoir sur lesquels cette partie se conclut en font l’abysse du Stabat Mater.
Annoncée par un choeur d’une fluidité printanière (V), la deuxième moitié de l’oeuvre est orientée vers le salut de l’âme. Le ténor solo et le choeur (VI) se donnent la réplique sur une ligne vocale d’une lumineuse séduction mélodique, et aussi aisément mémorisable qu’un refrain de chanson.
« Fac, ut portem Christi mortem » (VIII) est traité comme un subtil duo de soprano et de ténor au lyrisme épuré : à travers son innocence et la poursuite mutuelle des voix, la musique chante peut-être autant une douleur intériorisée que l’amour de Dieu.
Ardente prière pour alto solo, quasi baroque, « Inflammatus » (IX) entame la conclusion du Stabat Mater en évoquant le Jugement dernier. L’ultime partie (X) rappelle la première, avec cette fois une progression ascendante qui débouche sur la gloire du paradis. Dvorak boucle sa trajectoire de l’ombre à la lumière par une allusion à la tradition fuguée haendelienne sur un vigoureux « Amen » jubilatoire.


Marianne Frippiat, musicologue
Notice sur le Stabat de Dvorak A l’occasion du concert de l’orchestre de chambre de Paris et le Choeur Accentus le 6 juin 2015 à la Philharmonie de Paris. (Reproduit avec l'autorisation de la Cité de la musique - Philharmonie de Paris. )

 

[1] https://www.stabatmater.info
[2] Sur le Stabat mater : http://site-catholique.fr/index.php?post/Stabat-Mater-dolorosa
[3] Sur Jacopone : https://www.universalis.fr/encyclopedie/jacopone-de-todi/   http://www.bellaumbria.net/fr/religion-et-spiritualite/jacopone-da-todi/
[4] La douleur qui n’a pas de nom titre livre de Piedad Bonnet sur la perte de son fils
[5] Ses principaux champs d’intérêt sont la musique tchèque des XIXe et XXe siècles, la musique germanique et les écoles nationales dans l’empire habsbourgeois, ainsi que le roman et le théâtre russes

 

 

Cette présentation nous est proposée par Bernadette MADEUF - Soprane dans les choeurs Brasseur

 

 

Retrouvez-nous en concert le 18 mars prochain